La France en Europe, 60 ans de blocage
• Publié le 27 septembre 2019 • Rubrique(s) Tout sur l'Europe
Empêtrés dans une nostalgie coloniale depuis plus d’un demi-siècle, les gouvernements français se sont tous opposés à une véritable intégration politique en Europe. Résultat : « l’Union actuelle est une confédération lâche et sans capacité d’action. » C’est le bilan acerbe que fait Matthieu Calame* dans son essai « La France contre l’Europe ». Aujourd’hui, la seule solution, selon lui, pour faire face aux visées hégémoniques des grands de ce monde est le saut fédéral et la constitution d’un Etat-nation européen. S’il n’est pas déjà trop tard…
Le premier refus français ne tardera pas à venir après la première guerre mondiale. En 1954, gaullistes et communistes s’opposent à la proposition des Américains -qui redoutent une attaque de l’Armée rouge en Europe- de constituer une armée européenne de 500 000 hommes, de créer un conseil des ministres ainsi qu’une assemblée chargée de rédiger un projet d’autorité politique européenne. « C’en était fini pour longtemps du projet d’union politique », se désole d’emblée Matthieu Calame. En 1963, méfiant à l’égard du fédéralisme, Charles de Gaulle préfère mettre en place une relation bilatérale avec l’Allemagne, affaiblissant ainsi toute démarche de collégialité. Deux ans plus tard, alors que la Commission européenne propose de doter l’Europe de ressources propres et d’accroître les pouvoirs du parlement européen, de Gaulle, toujours lui, va pratiquer la politique de la chaise vide en n’envoyant plus personne au conseil des ministres de la CEE pendant quatre ans ! « Cela aura des conséquences importantes sur l’absence de solidarité quand il faudra intégrer les pays d’Europe centrale dans les années 90 », commente Matthieu Calame.
Malgré sa participation à la création du système monétaire européen, dans les années 70, Valéry Giscard d’Estaing perpétue ce principe de relations bilatérales avec l’Allemagne et « adopte un comportement très gaullien vis-à-vis des autres pays européens », souligne l’auteur. Puis, c’est au tour de François Mitterrand de s’éloigner du fédéral en donnant, en 1992 (Traité de Maastricht) une base juridique au Conseil européen qui renforce le poids des gouvernements au détriment de la Commission. De son côté, avec son appel de Cochin Jacques Chirac avait clairement exprimé, en 1978, son refus à la politique de la supranationalité « pour maintenir le rang de la France ». Il ne pouvait donc que répondre par une fin de non-recevoir à Joschka Fisher, le ministre allemand des affaires étrangères quand, en 2000, celui-ci a prôné le parachèvement de la grande idée, chère à Robert Schuman, d’une fédération européenne. « Lionel Jospin, alors Premier ministre et son ministre des affaires étrangères, le très antifédéraliste Hubert Védrine, se garderont bien de le contredire », complète Matthieu Calame. Le vote en 2005 contre le projet d’une constitution européenne en sera la confirmation populaire. Quant à Emmanuel Macron, peut-être échaudé par ses premières tentatives pro-européennes infructueuses, il « multiplie aujourd’hui les démarches diplomatiques pour mettre en avant les intérêts de la France, ce qui ne dessine guère le chemin de l’Europe, et semble plus incarner le stade ultime de la V° république (domination de l’exécutif sur le législatif) aux antipodes des valeurs politiques nécessaires à une Europe fédérale », juge sans concession Matthieu Calame.
Un consensus antifédéral qui aurait pu être évité si notre voisin britannique n’avait pas été aussi bienveillant à notre égard. En effet, ce serait en partie grâce à lui qu’à la fin de la deuxième guerre mondiale la France s’est vue attribuer in extremis le statut de pays vainqueur et, à ce titre, une place de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Mais surtout cela lui a permis de conserver son empire colonial. « Si les Américains, selon le souhait de Roosevelt, avaient administré la France de Pétain vaincue (comme l’Allemagne), ils auraient procédé à la décolonisation. (…) Dans ce cadre, les Etats-Unis d’Europe existeraient depuis longtemps et notre économie serait aussi prospère que celle de la Suisse [actuelle]. Au lieu de cela, la France s’est épuisée à garder son empire et son rang (…) et l’Europe est devenue, comme la Suisse du XIX° siècle, un espace de gouvernance faible, coincé entre de grandes puissances expansionnistes maniant le nationalisme », explique Matthieu Calame qui met aujourd’hui en garde : « Si la Suisse ne s’était pas constituée en fédération, elle aurait disparu. (…) Donc soit les Etats membres acceptent le saut fédéral et se constituent en Etat-nation européen, soit l’Europe confédérale actuelle vivotera avant de se déliter sous la poussée hégémonique des grands Etats mondiaux et sous le poids de ses propres contradictions. »
Alors pour essayer, une fois de plus, de convaincre les dirigeants français, Matthieu Calame préfère détailler toutes les vertus du fédéralisme. En évoquant d’abord la si sensible question identitaire : « la constitution d’un Etat fédéral européen susciterait une conscience nationale au-delà des différences culturelles, insiste-t-il (…). Il est possible d’être européen tout en se sentant polonais, juif ou français sans aucune déloyauté car la nation est une identité politique, pas culturelle ou religieuse. L’exemple suisse le prouve puisqu’il réunit quatre langues et deux religions ». Ensuite, en répondant à tous ceux qui craignent une perte de souveraineté : « Demander à ses membres d’exercer en commun leur souveraineté n’est pas le propre de la construction européenne mais l’essence même du fait politique. Si la Bavière n’a plus d’armée et la Touraine n’a plus de « livre tournois », cela ne veut pas dire que les Bavarois ne sont plus protégés ni que les Tourangeaux n’ont plus de monnaie. Au sein de l’armée allemande pour les uns et avec l’euro pour les autres, autrement dit en mutualisant leur souveraineté au sein d’un ensemble plus vaste, ces citoyens ont plus de poids que ceux de pays plus petits », démontre-t-il tout naturellement. Enfin, le fédéralisme favorise le développement de la démocratie car non seulement il s’accompagne souvent d’une décentralisation en vue de limiter la dévolution au pouvoir central mais il comporte généralement deux assemblées : une constituée par les « États-régions » et une élue au suffrage universel direct qui représente l’ensemble du peuple.
Matthieu Calame a bien sûr choisi son camp pour enfin rompre avec la voie néo-impériale qui peut mener à la ruine et éviter la voie isolationniste qui peut conduire à la vassalisation. « La France contre l’Europe, c’est la France contre les Français », résume-t-il. Mais il avertit ses dirigeants qu’ils n’ont plus beaucoup de temps pour (se) décider, en espérant que ce ne soit pas déjà trop tard.
Dominique Villars
*Matthieu Calame est franco-suisse. Il dirige la Fondation Charles-Léopold-Mayer pour le progrès de l’homme.
« La France contre l’Europe, histoire d’un malentendu » est publié aux éditions « Les petits matins ».