• Lecture du mois d’octobre – Les guerres contre l’Europe

     • Publié le 27 octobre 2023 • Rubrique(s) MDE

    En ces temps particulièrement troublés, nous avons choisi de prendre du recul et de regarder l’Europe d’un peu plus loin en ouvrant le champ des lectures vers des analyses plus globales. Dans cette « Lecture du mois » d’octobre, ce ne sera donc pas un livre sur notre continent à proprement dit que nous vous proposons mais sept essais, dont trois de géopolitique, disons générale, qui nous aident à comprendre les grands enjeux de notre époque, et quatre qui nous expliquent les différents aspects d’une guerre qui a été déclarée à nos démocraties depuis au moins une vingtaine d’années avec pour armes principales la corruption, la désinformation et la manipulation.

     

    Pour une présentation des bases en matière de relations internationales nous laissons la parole au pédagogue en chef, Pascal Boniface1, directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS). Dans la dernière édition de La géopolitique (Ed. Eyrolles), il nous rappelle que « en tant qu’étude des relations internationales, la géopolitique rend compte du phénomène de la mondialisation tout en analysant les mécanismes ». Et pour que ce compte rendu soit parfaitement clair, il propose 50 fiches thématiques qui dressent un panorama des conflits, des problématiques et des tendances du monde actuel.

     

    Ensuite, pour ceux qui souhaitent s’y retrouver dans le flux continu d’informations et situer les événements dans un contexte plus large, Pascal Boniface1 vient également de rééditer Comprendre le monde, les relations internationales expliquées à tous (Armand Colin). Ils y trouveront des réponses aux questions fondamentales suivantes : quel est le poids des différents acteurs internationaux (pays, firmes multinationales, ONG, opinions publiques…), quels défis et menaces se dressent devant nous (réchauffement climatique, migrations, virus, retour de la guerre en Europe…), comment penser les débats sur les valeurs (démocratie, morale politique, souveraineté, ingérence…). Pour Pascal Boniface, « les défis sont devenus planétaires et ne peuvent être compris que dans un cadre global. Comprendre le monde n’est pas nécessaire, c’est indispensable. »

     

    De son côté, dans L’affolement du monde, 10 enjeux géopolitiques, Thomas Gomart2, directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), part du constat que « plus rien ne régule la bonne marche de la planète : rupture d’accords, alliances fragilisées, affaiblissement des démocraties, menaces nationalistes et écologiques… » Dans ce contexte il aborde les mutations des relations internationales sous l’angle des rapports de force entre pays, des sujets transversaux comme l’énergie et le climat, de la pression migratoire et des transformations des pratiques de la guerre, pour finalement inviter les Européens à « un exercice de lucidité sur un monde de moins en moins à leur image. »

     

    Les transformations de la guerre, c’est justement le thème commun des quatre auteurs suivants : un chercheur, spécialisé dans l’histoire de la communication, des médias et de la propagande (David Colon3), un essayiste et homme politique, député européen (Raphaël Glucksmann4), une journaliste spécialiste de l’Europe (Marion van Renterghem5) et un politologue, spécialisé dans les questions de sécurité internationale (Bruno Tertrais6).

     

    Dans La Guerre de l’information, Les Etats à la conquête de nos esprits (Ed. Taillandier), David Colon3 explique parfaitement comment nous sommes passés de la guerre froide (guerre d’évitement de tout affrontement direct par la multiplication de conflits périphériques) à la guerre de l’information qui, en réalité, est une guerre totale car elle implique toutes les dimensions de nos sociétés que nous en soyons conscients ou non. « Depuis 1991, le nouvel environnement informationnel numérique et transnational a fait disparaître les frontières qui, jusque-là, permettaient de distinguer l’état de guerre et l’état de paix, le vrai du faux, le civil du militaire, le politique de l’économique. (…) Considérant que leur survie était menacée par ces transformations, les régimes autoritaires ont engagé une guerre existentielle contre les régimes démocratiques occidentaux. (…) Ils cherchent donc à les faire s’effondrer en recourant à l’arme informationnelle. (…) Une guerre des récits dont, sans le savoir, nous pouvons être acteurs en « likant » ou en « retweetant » des contenus sans les vérifier », précise-t-il. Dans cet ouvrage, David Colon ne se contente pas d’analyser et de décrire « cette menace mortelle pour nos démocraties », il propose de nombreuses solutions soit de son propre cru comme la création d’un média social public, « meilleur rempart face aux ingérences étrangères », soit en piochant des idées mises en place par d’autres démocraties. Inquiet que « nous [n’ayons] pas encore pris conscience du danger » et que, par voie de conséquence, « nous [n’ayons] pas d’esprit combatif à la hauteur de la guerre qui est menée contre nous », il reste convaincu que la meilleure façon de nous défendre est de le faire par l’information libre, de qualité et indépendante et par la mise en avant de ce qui fonde nos principes républicains ; la liberté étant le premier de ces principes. « Or, on a une tendance fâcheuse, en France, à faire face aux manipulations de l’information en portant atteinte à certaines de nos libertés. Et c’est justement ce qu’attendent nos adversaires », déclarait-il sur France Inter le 21 octobre dernier. Une des propositions les plus intéressantes pour faire face à ces attaques vient du Parlement européen qui a créé une « Commission spéciale sur l’ingérence étrangère dans l’ensemble des processus démocratiques de l’Union européenne, présidée par Raphaël Glucksmann. » La Guerre de l’information est une des meilleures analyses actuelles des menaces qui guettent les démocraties. Inquiétante mais passionnante.

     

    Raphaël Glucksmann4, de son côté, pense que nos dirigeants n’ont pas voulu la voir cette guerre. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir été alertés. Dès la première phrase de son dernier livre La grande confrontation, comment Poutine fait la guerre à nos démocraties (Allary Editions), il rappelle, tout en lui rendant un vibrant hommage (car elle sera assassinée en 2006), que la journaliste Anna Politkovskaïa lui déclarait en 2005 : « Poutine fera la guerre. Je ne sais pas quand, mais il la fera. Et les Européens seront alors surpris de découvrir que cette guerre les vise aussi. » Effectivement, avec les interventions militaires en Tchéchénie, en Syrie, en Géorgie, en Crimée, « cette guerre n’a pas juste commencé le 24 février 2022 (date de l’invasion de l’Ukraine, ndlr) et ne se limite pas aux frontières de l’Ukraine. Elle dure depuis des années et, dans sa forme hybride, touche le cœur même de nos cités. Elle nous vise et nous n’avons pas le droit de la perdre. Il est temps de la comprendre et de l’assumer. » Un essai engagé et « réaliste », à l’image de son auteur, et qui finit, comme il a commencé, par un hommage tout aussi poignant pour son père André Glucksmann, grande figure philosophique des années 70 et 80 : « Tu avais tout dit et tout écrit. (…) Je n’ai aucun mérite à avoir compris très tôt qui était Poutine et identifié la menace qu’il faisait peser sur l’Europe. Aucun mérite, juste la chance de t’avoir eu comme père ».

     

    Dans Le piège Nord Stream, le plan de Poutine était presque parfait, Marion Van Renterghem5 va encore plus loin dans sa dénonciation de certains responsables européens : « Nord Stream est le personnage central d’un piège diabolique (…) dans lequel les Européens se sont jetés à corps perdu, [notamment] (…) des personnalités de premier plan comme Gerhard Schröder, Angela Merkel ou François Fillon. (…) Pendant vingt ans, le président russe a patiemment avancé ses pions pour rendre l’Europe dépendante de son gaz, en utilisant la cupidité et l’aveuglement de ses interlocuteurs, et pour priver l’Ukraine, par laquelle passait 80% du gaz consommé en Europe, de ses droits de transit ». Mais cela va au-delà de ces considérations économiques. Toujours à la recherche d’une réparation de « la plus grande catastrophe géopolitique du XX° siècle » (comprendre la dislocation de l’URSS, ndlr), Vladimir Poutine tient avec Nord Stream « la clé stratégique de son plan d’annexion de l’Ukraine. » Et Marion Van Renterghem cite Andriy Kobolyev, ancien P.-D.G. de Naftogaz, la compagnie nationale ukrainienne de pétrole et de gaz, qui assène depuis 2014 : « Si Nord Sream 2 est construit, il y aura une guerre totale entre la Russie et l’Ukraine ». Certaines dates laissent, effectivement songeur : le 10 septembre 2021 Gazprom annonce que le gazoduc Nord Sream 2 est achevé, le 24 février 2022 Vladimir Poutine envahit l’Ukraine. Mais quelques événements réellement « inattendus » empêchent le plan de se réaliser complètement : la résistance des Ukrainiens, l’engagement américain en Europe, le réveil de l’OTAN, l’unité européenne et le comportement d’un homme, Volodymyr Zélensky qui, en refusant de fuir comme le lui proposait Joe Biden (« j’ai besoin de munitions, pas d’un taxi »), « a empêché le piège russe de se refermer sur l’Europe. » Une enquête journalistique magistrale, présentée à la manière d’un thriller… géopolitique.

     

    C’est avec La guerre des mondes (Ed. de L’observatoire) de Brunos Tertrais6, que nous bouclons ce tour d’horizon géopolitique. Après avoir fait le bilan des crises actuelles, Bruno Tertrais explique que « nos années vingt » sont parties pour « incarner un nouveau tournant géopolitique avec la guerre en Ukraine, la transformation de la Russie en un Etat quasi fasciste et une consolidation du pouvoir de Xi Jinping ». Puis, il observe que « la guerre des mondes a commencé » et « qu’elle opposera non pas deux blocs mais une famille occidentale, plutôt libérale, à une famille eurasiatique autoritaire. » Un tableau peu réjouissant qu’il tempère malgré tout en précisant que les faiblesses de l’Occident pourraient être moins importantes que celles de ses adversaires. Certes « les démocraties sont contestées sur le terrain de l’efficacité, mais en l’absence de débats contradictoires, les autocraties sont incapables de voir l’état du monde et de leurs propres pays tels qu’ils sont. Par ailleurs, l’absence d’Etat de droit favorise la corruption. » Mais l’auteur met en garde : « Il n’y aura pas de retour à l’anormal », comprendre la situation exceptionnelle que nous avons connue, celle du « multilatéralisme du compromis » caractérisée par l’ordre et la stabilité qui sont, pour lui, des anomalies historiques. Nous sommes passés dans « le normal, [c’est-à-dire] la multipolarité de la compétition », pense-t-il. Alors, « pour remporter cette nouvelle guerre des mondes, il faudra que les démocraties acceptent l’épreuve de force. » Et pour appuyer son propos, Bruno Tertrais cite le général de Gaulle en 1961 : « A un certain point de menace d’un impérialiste ambitieux, tout recul a pour effet de surexciter l’agresseur (…) et finalement facilite et hâte son assaut. » Un avertissement qui s’adresse à l’ensemble de l’Occident et tout particulièrement à l’Europe. 

    Propos recueillis par Dominique Villars

     

     

    1 Pascal Boniface est géopolitologue, directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS).

    2 Thomas Gomard est historien et directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI).

    3 David Colon est chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po et membre du Groupement de recherche internet, IA et société du CNRS.

    4 Raphaël Glucksmann est essayiste et député européen (Place publique). Il préside la Commission spéciale du Parlement européen sur l’ingérence étrangère. En collaboration avec la librairie Failler, la Maison de l’Europe de Rennes l’avait reçu en septembre dernier.

    5 Grand reporter pour Le Monde jusqu’en 2016, Marion Van Renterghem est chroniqueuse à L’Express. Elle a obtenu plusieurs prix dont le prix Albert Londres et le prix Louise Weiss du journalisme européen.

    6 Bruno Tertrais est politologue, spécialisé dans les questions de sécurité internationale. Il est directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS).

     

     

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