• Nouvelle interview ! Nora Hamadi : « Mettre le citoyen au centre des enjeux européens »

     • Publié le 10 mai 2023 • Rubrique(s) MDE

    Nora HamadiPour Nora Hamadi, animatrice de l’émission « 27 » sur Arte, traiter de l’actualité européenne, c’est montrer à quels problèmes sont confrontés les citoyens en leur donnant la parole, en faisant réagir quelques experts et en espérant que cela remontera jusqu’aux politiques.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Vous êtes journaliste depuis une vingtaine d’années mais vous vous intéressez plus particulièrement aux questions européennes depuis 2008 avec « Enquête d’Europe » et « Europe Hebdo » sur Public Sénat, puis « Drôle d’Europe » sur France Info, « Vox pop » sur Arte et enfin « 27 », également sur Arte, depuis le mois de juin (2022). Pourquoi cet intérêt pour l’Europe ?

    Ca m’est arrivé un peu par accident. Comme j’avais une inclination pour les questions internationales, j’ai travaillé sur ces sujets pour une chaine info et j’ai fait un peu d’Europe dans ce cadre-là. Puis, en arrivant à Public-Sénat, j’ai assuré la rédaction en chef d’une émission européenne. C’était au moment de la chute de Lehman Brothers, la banque américaine qui a fait faillite en 2008 suite à la crise des subprimes de 2007. Ensuite, les crises financière et économique sont arrivées en Europe. C’est d’ailleurs là qu’on se rend compte que l’Europe, c’est une succession de crises. Je m’y suis plongée et j’ai adoré parce que tous les sujets se croisent : la politique, la diplomatie, l’économie. Avec, en plus, la dimension comparative qui vous oblige à avoir une vision extrêmement claire de ce qui se passe sur le plan national mais aussi à comprendre comment fonctionnent nos voisins européens ; leur histoire, leurs particularités. C’est intellectuellement formidable.

    Dans Vox pop, vous interrogiez les citoyens européens. Et aujourd’hui, quand vous présentez le magazine « 27 », vous dites que c’est « la grande conversation des citoyens européens ». Ce sont d’abord les citoyens qui donnent leurs lettres de noblesse à vos émissions ?

    Je considère qu’il faut mettre le citoyen au centre des enjeux européens qui, autrement, peuvent paraître très macro et ont tendance à emmerder les gens. L’Union européenne c’est bien 27 pays, mais c’est surtout un continent de 500 millions de personnes qui sont percutés par les mêmes enjeux mais qui n’ont pas la même façon d’y répondre en raison de leurs habitudes ou de leurs cultures. C’est donc intéressant de décrypter tout ça à hauteur d’homme, avec des citoyens « éclairés », pour ensuite remonter à l’institutionnel et au politique et pour enfin mieux redescendre. Quand les gens sont directement confrontés aux problèmes, ils peuvent témoigner de leur réalité et poser des questions légitimes. C’est facile de faire intervenir des sociologues, des médecins ou des politiques. Mais ils vont parler au nom de, à la place de. Je pense que si on se retrouve avec une telle défiance vis-à-vis des médias et des corps intermédiaires c’est parce que les gens ne s’estiment pas représentés. Il y a toujours quelqu’un pour parler en leur nom.

    Interroger les citoyens au moment où ils sont confrontés à un problème, voire en souffrent, c’est aussi prendre le risque de privilégier la dimension émotionnelle…

    L’idée n’est pas de faire pleurer dans les chaumières mais de faire en sorte que le téléspectateur puisse se figurer ce qu’est, par exemple, la pauvreté aujourd’hui. Or, un Européen sur quatre se dit en situation de précarité. Mais on a beau avoir toutes les stats du monde il faut pas que ce soit un économiste qui le dise mais quelqu’un qui est obligé de faire le choix entre manger et se chauffer. Je n’ai pas de problème avec l’émotion. Ca dépend de ce qu’on en fait. Si c’est juste pour entendre des gens raconter leur expérience, comme certaines émissions en ont fait leur sel, ça n’a pas d’intérêt. Si c’est de l’émotion pour l’émotion et que derrière vous n’allez pas sur le politique, cela ne sert à rien. C’est pour cette raison, que « 27 » invite aussi des experts ; ce qui, il faut le reconnaître, n’est pas simple à monter puisque dans l’émission nous faisons intervenir une douzaine de personnes en moyenne (préalablement interrogées, à l’occasion d’ateliers) plus les
     invités en plateau.

    Dans votre toute première émission, en juin 22, vous avez abordé la question de la désinformation. Pourquoi avoir choisi le contexte de la guerre en Ukraine pour aborder ce sujet ?

    C’est plutôt le contraire qui s’est produit. On tenait absolument à parler de la guerre. Mais cinq mois après son déclenchement (« 27 » est un magazine) que raconter qui n’a pas déjà été dit cent fois ? Nous avons donc choisi l’angle de « la guerre des récits » avec les accusations de « nazification », les tentatives de déstabilisation avec les usines à trolls que sont RT et Sputnik, des armes du pauvre qu’on connaissait déjà mais qui là étaient à l’œuvre. Le problème, c’est qu’aujourd’hui, on est au-delà de la désinformation. Si on continue à ne pas s’accorder sur les faits, on va arriver à la sécession ultime et on va tous se faire la guerre. La guerre en Ukraine, c’est l’expression d’un moment de bascule entre différentes parties du monde et entre différentes parties de la société. Or, si on n’est pas d’accord sur les faits, on ne peut tout simplement pas fonctionner.

    Parmi les sujets déjà traités, beaucoup, comme la retraite ou l’euthanasie, répondent à des préoccupations très françaises. C’est une priorité dans vos choix pour attirer le téléspectateur français ?

    C’est une émission d’Arte France, mais nous abordons aussi tous les sujets qui concernent l’ensemble des pays européens comme la question migratoire ou le logement. La demande d’Arte est qu’on ait des comparatifs. Ensuite, l’émission est diffusée en Allemagne et sur le web en anglais, espagnol et polonais.

    Quand vous abordez un sujet, est-ce que le critère de choix pour faire le reportage est l’exemplarité d’un pays dont les autres pourraient s’inspirer ?

    Non. L’idée est juste de montrer, d’illustrer pour faire avancer le débat. Par exemple, sur le nucléaire, nous avions choisi la Suisse, d’ailleurs non membre de l’UE, non pas parce qu’elle était exemplaire mais parce qu’elle avait rencontré les mêmes problèmes que ceux que rencontre la France aujourd’hui.

    Tenez-vous compte de l’agenda institutionnel de l’union européenne pour choisir vos sujets ?

    On regarde un peu quand il y a de gros enjeux, comme en ce moment la question énergétique. Mais comme je le disais, « 27 » n’est absolument pas une émission institutionnelle. C’est complètement ce que l’on ne veut pas.

    Prévoyez-vous dans un prochain numéro de traiter la question du populisme, soit en tant que telle, soit à travers des biais comme la remise en question de l’Etat de droit ou des libertés ?

    Le problème avec ces questions de populisme et d’extrême droite, c’est de savoir comment vous « anglez » (terme journalistique qui signifie la direction et la manière dont le journaliste va traiter un sujet, ndlr). En réalité, ce sont des sujets qui ne peuvent être abordés que dans l’analyse, sinon on tombe dans la prise de position. Or, avec notre formule d’émission qui donne surtout la parole aux citoyens, c’est très compliqué de l’éviter ; du coup, pour ce genre de thème, on ne peut avoir que des spécialistes. Mais si c’est un politique, ce n’est pas plus simple. Je me souviens d’avoir abordé la question migratoire avec, entre autres, un député du PiS (parti d’extrême droite au pouvoir en Pologne, ndlr) qui a dit en substance « [qu’il n’allait] pas se laisser envahir par des délinquants parce qu’ils allaient remettre en cause sa sécurité et que ça allait se finir par des viols ». Alors la question c’est d’essayer de savoir comment on décrypte un tel phénomène qui est aussi lié à ce qu’on a fait de nos institutions et à la déconnexion progressive des élites qui a conduit au Brexit au Royaume-Uni, à Meloni après Salvini en Italie ou à la pauvreté de façon générale. Analyser le populisme, c’est voir qu’il y a quelque chose de raté, qu’il y a un problème avec la social-démocratie, c’est réaliser que c’est un processus qui ne vient pas de nulle part.

    Qui regarde « 27 » ?

    Les plus de 55 ans. De toute façon, les jeunes n’ont plus la télé. Selon les thèmes de l’émission, ils sont entre 4 et 500.000, auxquels il faut ajouter les internautes. On a évalué qu’en cumulé, on fait plus que doubler.

    Que pensez-vous du jour et de l’horaire de diffusion ?

    Le dimanche à 20h05, c’est courageux de la part de la chaîne d’avoir choisi un Prime time. Même si « 27 » est en face des JT et de C politique sur France 5.

    Comment aimeriez-vous voir évoluer l’émission ?

    On aimerait pouvoir s’ouvrir sur des thématiques encore plus générationnelles, essayer de coller encore plus à l’actualité et traiter plus de sujets sur les discriminations.

    Considérez-vous que les Français sont bien informés sur l’Europe ?

    Tous les sondages montrent que les Français se trouvent mal informés, qu’ils en voudraient plus. Même les politiques essaient de convaincre les rédactions de s’emparer de la question. Mais il y a toujours quelque chose qui fait que, pour les médias français, l’Europe c’est chiant. Cela change un peu, mais en règle générale, il n’y a que très peu de journalistes spécialisés sur les
    questions européennes. Du coup, soit ils ne suivent pas les sujets, soit ils les présentent comme un match que la France ou l’Italie a gagné. Je le répète, il faut montrer ce que les gens ressentent, partir du concret pour monter ensuite au niveau européen. C’est ça qui manque.

    Propos recueillis par Dominique Villars

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