• [COMPTE RENDU // WEB-CONFERENCE] : « L’Amérique de Joe Biden et le monde en 2021 : inflexion ou fin de parenthèse ? »

     • Publié le 2 décembre 2020 • Rubrique(s) Actualités de la Maison de l'Europe, Conférences - Débats, Les temps forts

    « L’AMÉRIQUE DE JOE BIDEN ET LE MONDE EN 2021 : INFLEXION OU FIN DE PARENTHÈSE ? » – Monsieur Dominique Moïsi, politologue et géopoliticien français, grand spécialiste des relations internationales.

    Suite à l’élection de Joe Biden, il a été jugé intéressant de revenir sur ce passage d’un président à l’autre. Si l’élection de Joe Biden laisse espérer un retour au multilatéralisme, nous ne pouvons pas espérer revenir au monde d’avant Donald Trump.

    Les choses sont claires aujourd’hui. Joe Biden a gagné les élections de novembre et sera le 46ieme Président des États-Unis, Donald Trump quant à lui se résigne petites phrases par petites phrases.

    Retour sur les raisons de la victoire de Joe Biden

    Les élections étaient un referendum : pour ou contre Donald Trump. Il a perdu pour deux raisons :

          1. Le covid-19 : il n’a pas réussi à rassurer les américains. Il a perdu un secteur de vote très important, les séniors dans le monde blanc qui avaient voté pour lui en 2016.

    1. Il a perdu le referendum sur sa personne car il a mobilisé ceux qui en 2016 s’étaient abstenus, les femmes, les noirs, les jeunes, tous ceux qui se sont sentis pour des raisons diverses choqués d’être représenté par Trump.

    Cette fois-ci, les sondages ne se sont pas trompés, ils avaient indiqués une marge d’écart importante entre Biden et Trump, elle est là, ils gagnent respectivement 306 grands électeurs et 232. L’écart entre les deux en 2020 est supérieure à celui qui séparait Donald Trump d’Hillary Clinton en 2016. Joe Biden est donc un vainqueur sans ambiguïté. Cependant Donald Trump est mauvais perdant, et derrière lui, le parti Républicain joue sur l’ambiguïté.

    Après ce succinct bilan de ce qu’il s’est passé, il convient d’éviter deux écueils quand on se penche sur la signification des évènements que nous venons de vivre.

    Tout d’abord, il ne faut pas tomber dans un optimisme incontrôlé, nous n’allons pas revenir à ce qu’était le monde avant Trump : l’Amérique comme gendarme du monde. Nous n’allons pas y revenir car cette Amérique n’existait déjà plus avant que Trump soit élu président. Donald Trump est la conséquence de la crise que traverse l’Amérique depuis de nombreuses décennies, et non sa cause. Le pays est fragmenté, polarisé, son système démocratique obéit toujours aux règles de ce qu’était la petite république au 18iem s., on arrive à un problème institutionnel que Francis Fukuyama appelle une « vétocratie ». (pour aller plus loin : https://www.atlantico.fr/decryptage/2864031/vetocratie-et-identitarisme-les-deux-racines-de-la-tres-grave-crise-politique-que-traversent-les-etats-unis-selon-francis-fukuyama-l-homme-qui-avait-proclame-la-victoire-definitive-de-la-democratie-liberale)

    Cependant, il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse qui consisterait à dire qu’au fond, « Trump c’était pas si mal », que sa présidence a permis à l’UE et à la France de retrouver leur autonomie. Les coûts de la présidence Trump sont énormes pour la cause démocratique en Amérique et partout dans le monde, personne n’a jamais à ce point dégradé la fonction présidentielle. L’Amérique n’est plus rêvée, elle fait honte et inspire les régimes populistes en Europe.

    International : ce que l’élection de Biden signifie pour le reste du monde ?  

    Avoir Trump ou Biden à la Maison Blanche ce n’est pas la même chose pour le monde, l’Europe, et la France. Les changements seront évidents et vont transformer le climat sur la scène internationale. Ces changements sont incarnés par des hommes et des femmes, Joe Biden s’est constitué une équipe sérieuse sur toutes les questions économiques et internationales.

    Cette équipe signifie le retour du multilatéralisme. L’idée d’une « America first », est remise en cause fondamentalement : Biden s’est très rapidement prononcé pour un retour des États-Unis dans l’accord de Paris sur le climat. Le premier pays visité par Biden ne sera pas l’Arabie Saoudite, comme l’avait fait Donald Trump, mais Berlin. L’Allemagne est le partenaire économique européen le plus important pour les Etats-Unis, mais c’est aussi le symbole de la continuité rassurante.

    Nous, français, devons nous réjouir de cette rencontre, et redémarrer sur de bonnes bases le dialogue transatlantique, pour une raison majeure qui est la Chine. Pour comprendre l’évolution du monde il faut tirer des leçons de ce qu’il s’est passé entre l’Australie et la Chine. L’Australie qui posait des questions légitimes à la Chine sur le covid-19 s’est vu imposer des pressions économiques majeures.

    Si on veut résister à la Chine, la priorité numéro est de défendre nos modèles démocratiques. Il faut premièrement une alliance européenne-américaine forte. Le deuxième enjeu est de partir de l’idée que pour résister à la Chine, la politique étrangère commence à la maison. On doit réparer nos démocraties, afin de prouver que le modèle démocratique est supérieur aux régimes autoritaires.

    La marge de manœuvre de Joe Biden

    Sur le plan de la politique étrangère et le rapport de l’Amérique au monde, la marge de manœuvre de Joe Biden risque d’être faible. Si les démocrates ont gagné la Maison Blanche, ils risquent de ne pas avoir la majorité au Sénat, qui pourrait être conservée par les Républicains.

    Questions / Réponses

    Q : Joe Biden sera-t-il à même de « réparer » la fracture américaine ?

    La fracture est plus grande en 2020 que ce qu’elle n’était en 2016. Cependant à la différence d’Hilary Clinton qui était « froide », Biden à une réelle empathie avec les gens, il est plus à même de réunir les américains. Trump l’appelait « sleepy Joe » mais c’est plutôt un « uncle Joe »

    C’est peut-être le problème de la France, notre président est trop jeune et incapable de rassurer du fait de son âge.

    Kamala Harris, vice-présidente des Etats-Unis, est très charismatique, très intelligente si le rêve américain peu s’incarner aujourd’hui c’est dans Kamala Harris.

     

    Q : Joe Biden pourrait ne pas être aidé dans cette tâche par le parti Républicain. Trump part en tant que Président, que va-t-il se passer chez les Républicains, vont-ils s’agréger à lui dans un discours un peu plus populiste pour « la revanche de 2024 » ?

    Il faut souligner le fait que les candidats républicains les plus proches de Trump sont ceux qui ont  le mieux étaient réélus, les plus modérés sont passés à la trape. La fidélité à Trump devrait continuer. Mais n’oubliez pas la justice, un certain nombre de casseroles vont sortir dans les mois sinon les années à venir. Pourquoi Trump à fait preuve dans sa politique étrangère de tant de modération à l’égard de la Russie de Poutine ou de la Turquie d’Erdogan ? Au nom de raisons stratégiques et de l’intérêt supérieur des Etats-Unis, ou au nom de raisons qui servent les intérêts économiques de la firme Trump ?

     

    Q : Vous parliez de l’équipe gouvernementale de Joe Biden, les membres sont presque tous issus de l’administration Obama. Le mandat de Biden ne va-t-il pas être l’acte 3 du mandat Obama ?

    En dépit des apparences, d’un discours très proche, et d’une proximité réelle entre les deux hommes, nous auront bien un acte « Biden 1 » plutôt qu’un « Obama 3 ». Le changement le plus important intervenu dans le monde au cours des dernières années est la montée exponentielle de la Chine. Obama n’a pas eu à faire face à une Chine dominatrice.

    On est dans un contexte géopolitique qui a profondément changé, il devra faire du « Biden 1 », il n’à pas le choix.

     

    Q : Est-ce que le pouvoir du président des Etats-Unis n’est pas devenu trop important au fil des années ?

    C’est la grande question. Depuis l’après Seconde guerre mondiale, le pouvoir de l’exécutif américain n’a fait qu’augmenter. Un grand historien, Arthur Schlesinger, Jr. parlait pendant la guerre du Vietnam du développement dangereux de l’exécutif par rapport aux autres pouvoirs. De quoi souffre l’Amérique ? Le trop de pouvoir ? Ou est-ce la capacité du pouvoir à bloquer le pouvoir qui est dangereuse, la « vétogratie » ? Les règles pensées au 18iem siècle sont-elles encore ajustées aux besoins du pays, aujourd’hui première puissance mondiale ?

     

    Q : Pouvons-nous considérer que les Etats-Unis sont des alliés ou des compétiteurs qui vont changer d’avis sans considérations pour les conséquences de telles décisions sur la scène internationale ?

    Il faut trouver une vision médiane. Il ne faut pas dépendre totalement Etats-Unis. C’est l’histoire d’un couple. Si vous regardez « the Crown » (série télévisée) vous voyez que la relation est déséquilibrée entre le prince Charles et Lady Di. Un couple qui marche est un couple équilibré. On doit faire en sorte qu’il y ait un équilibre dans notre relation avec les Etats-Unis.

    Le danger dans cette question est de créer une forme d’équivalence entre la Chine et les Etats-Unis. La manière dont un pays autoritaire exerce des pressions n’a rien à voir avec la manière dont un pays démocratique peu de temps en temps hélas déraper. Il faut trouver un juste équilibre qui serait : pas moins d’Amérique, mais plus d’Europe.

     

    Q : Europe : quelle place l’UE peut-elle trouver face aux Etats-Unis et la Chine ?

    Si on regarde l’impact du covid-19, cet épisode restera comme un accélérateur de l’histoire. En terme géopolitique on voit apparaitre plus d’Asie (derrière la chine) dans le monde et plus d’Allemagne en Europe. Il y a un lien entre les deux phénomènes. L’Asie a mieux résisté au covid-19 grâce à sa culture, son « civisme responsable ». L’Allemagne a eu le comportement le « plus asiatique », le plus responsable en Europe.

     

    Q : En 2020, le problème de l’Allemagne c’est son ambition, ou plutôt son manque d’ambition. Comment donner de l’ambition à l’Allemagne qui parfois ne veut pas suivre la France dans ses ambitions internationales ?

    L’Allemagne est ambitieuse, mais pas au sens où la France entend le mot ambition. La France et l’Allemagne sont séparées pas deux nostalgies opposées. La nostalgie allemande est celle de la République de Bonn, celle d’une prospérité extraordinaire derrière la protection américaine. La nostalgie française est celle du général de Gaulle. Compte tenu de l’évolution du monde, la nostalgie française correspond plus aux défis de la planète.  

    Pour reprendre la métaphore de l’équilibre dans les couples : si l’on pouvait se réjouir de l’élection en 2017 d’Emmanuel Macron qui laissait à penser que le jeune président français entraînerait l’Allemagne dans sa vision du monde, les choses ne se sont pas passées comme ça.

    Emmanuel Macron n’a pas su convaincre les français de la légitimité de sa vision. On est donc revenu à une situation plus traditionnelle dans le couple franco allemand : il n’y a pas assez de France face à l’Allemagne. Merkel partira demain et laissera derrière elle un grand vide. Cependant il ne faut pas, nous français, se réjouir d’avance d’un potentiel nivellement par le bas de l’Allemagne dans une telle situation. Il ne faut pas que l’Allemagne se nivelle par le bas à notre niveau.

     

    Q : Avec la défaite de Donald Trump aux élections américaines, ce sont les populistes européens qui perdent la face ?

    La défaite de Trump affaiblit les populistes au pouvoir mais laisse intact les chances des populistes dans l’opposition. Horban et Kaczyński ont beaucoup perdus avec la défaite de Trump car elle intervient au moment mêmes où ils sont contestés dans leurs pays. Pour les pays où les populistes sont dans l’opposition, les élections ne sont pas tout de suite, en France par exemple elles se dérouleront en 2022. Les électeurs français ne vont pas se déterminer en fonction des choix des électeurs américains de l’automne 2020. La situation française est donc préoccupante, il faut le vaccin et sortir par le haut de la période covid-19 pour que les forces libérales rebondissent.

     

    Q : Pris individuellement chaque pays membre de l’UE ne peut pas faire face aux enjeux mondiaux, nous avons besoin d’une Europe forte et unie portée par le tandem franco-allemand. Cependant loin d’une Europe forte et unie nous faisons face aux blocages polonais et hongrois. 

    Ces préoccupations sont légitimes, le désintérêt pour l’UE aux Etats-Unis est grandissant. L’UE est en chute libre dans tous les sondages aux Etats-Unis, et la France souffre le plus. Les américains dénoncent la France et son modèle de laïcité à la française, où les caricatures sont devenues le symbole de la liberté française.

    C’est important de s’intéresser à l’intérêt que l’on porte à l’Europe dans le monde. l’UE est un endroit où il fait bon vivre mais pas un endroit où il fait bon faire et créer. La série Netflix « Emily in Paris » pétrie de stéréotypes sur Paris et la France, est un succès considérable. Les américains veulent aller en France, s’imprégner de la joie de vivre dans un pays qui ne compte plus sur la scène internationale, prisonnier de ses rigidités sociales et de ses archaïsmes.

    Il faut prendre conscience de notre image avec modestie, humilité et y opposer une volonté de réagir.

     

    Q : Que faire face au blocage de la Pologne, Hongrie et plus discrètement de la Slovénie ?

    On doit faire œuvre de plus de fermeté. Il ne faut pas hésiter, quand la gangrène se répand dans le corps à couper le membre gangréné. Il faudrait pouvoir dire à ces deux pays : vous bloquez le fonctionnement de l’UE, on va donc suspendre temporairement votre participation. Temporairement mis entre parenthèse ces Etats ne pourront plus recevoir l’aide de l’UE.

     

    Dernière question en guise de conclusion : les pays européens sont liés par les traités. Les Etats-Unis sont liés par leur propre constitution. Comment Donald Trump a-t-il pu être élu en 2016 alors qu’il disposait de moins de voies qu’Hilary Clinton et pourtant nommer des juges à vie à la cours Suprême.

    Il faut comprendre la pensée des pères fondateurs des Etats-Unis. Leur objectif était de créer un système à la Montesquieu, d’après « l’esprit des lois » où le pouvoir équilibre le pouvoir. Avec un peu de Rousseau, on a les principes qui fondent la pensée des pères fondateurs. Il faut 3 pouvoirs, un pouvoir exécutif fort. Un pouvoir législatif fort qui s’incarne dans deux chambres : la deuxième chambre à un pouvoir de contrôle, elle représente les Etats. Il faut un pouvoir judiciaire fort, des juges qui ne seraient pas soumis au législatif et à l’exécutif. Pour cela, il faut les nommer à vie. Ce système qui était parfait pour la petite Amérique de 1776 ne l’est plus pour l’Amérique de 2020. « L’esprit des lois » n’a pas été respecté. La politisation des juges, désormais nommés en fonction de leurs opinions politiques plutôt que leurs qualités est en cause.

    Pour terminer, il faut s’intéresser aux séries télévisées qui en disent beaucoup sur le monde dans lequel on vit. A cet égard, la série « The Plot Against America », tirée du roman de Philip Roth publié en 2004 est très éclairante. C’est un récit dystopique qui dénonce les fragilités des institutions américaines, et qui éclaire avec une acuité particulière la présidence de Donald Trump. Cette série est un avertissement, elle nous montre à quel point la démocratie est fragile.

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